Une nouvelle de « chaussettes »!

Cette nouvelle a été écrite sur base de consignes de l’atelier d’Ariane Payen: les lundis au soleil.

17h30. 24 décembre, veille de Noël.

Chambre 234, au troisième étage de la résidence « Au bon repos »

— C’est formidable que vous vous remettiez au  tricot. C’est très bon pour l’ergonomie, dit l’infirmière en fermant sans ménagement les rideaux de la chambre.

Au « bon repos », à cette heure, les repas sans saveur sont avalés ou, à défaut, mâchouillés, les somnifères sont administrés. L’équipe du soir a éclipsé celle du matin. Le personnel qui a la chance de ne pas être de garde se réjouit de passer Noël à respirer de l’oxygène sans eau de javel, sans odeur de pisse.

Jo n’en a rien à cirer de l’ergonomie ou de ce que cette sotte peut raconter comme bobards pour gâteux rubéoleux. Si Jo reprend les aiguilles ce soir, c’est que c’était jadis, l’heure du thé et l’heure des petits gâteaux de Noël du club des aiguilles de la rue des Moineaux.

Les jours heureux coulaient à la vitesse d’une maille à l’endroit, une maille à l’envers, un ragot en torsade, un jersey de fiel sur une cuillérée de miel. Il y avait Josée la timide, Marie la douce et l’imposante Juliette dont les aiguilles cliquetaient au rythme de son dentier. Du club, il ne reste que Jo à présent. Même Cathy, la « jeune » du groupe, la distraite professeure de littérature qui mélangeait Montaigne et Rabelais, Emma Bovary et Romain Gary, tout en crochetant la même écharpe depuis des mois, telle Pénélope refusant son destin ; même Cathy était partie l’an dernier. Finira-t-elle son ouvrage au paradis ?

— Je vous laisse finir votre serpillère, dit l’infirmière en claquant la porte.

Jo n’attend pas qu’elle se soit éloignée pour crier d’une voix qu’elle voulut pourtant moins chevrotante :

— Serpillère, vous-même, pauvre loque !

Jo regarde son tricot, la couleur est laide, mais la pointure est bonne. Elle n’a pas perdu la main. Elle l’attend, satisfaite, très satisfaite même.

Francis déteste rendre visite à sa tante à la maison de retraite ; ça pue le vieux, ça pue la mort, ça empeste l’angoisse. Que se passera-t-il quand lui-même sera âgé ? Il frôle la cinquantaine déjà. Qui s’occupera de lui ? Sans enfant  ni épouse, juste cette vieille folle comme reliquat de famille. Qu’adviendra-t-il de lui quand les dents suivront le destin de la calvitie en train d’envahir son crâne pointu, lui donnant une tête d’obus, prêt à charger pour un bombardement ?

Il froisse le papier du paquet qu’il tient sous le bras, un cadeau choisi à la hâte au supermarché du coin. C’est Noël, d’accord, mais il ne s’appelle pas Crésus non plus. Petit salaire, petite maison, petit chien, et cette vieille radoteuse qui ne lui a toujours pas donné un rond. Ça vaut juste une visite de vingt minutes tout ou plus, en apnée pour ne pas respirer, cette odeur de terreur.

Les chaussettes, moches, à motifs de hiboux pour faire coucou ou houhou, c’est bien, non comme cadeau ? En promo, soixante pour cent  en plus, une aubaine. C’est vrai qu’elles ont l’air de gratter un peu, mais c’est le geste qui compte tout de même.

Un baiser sec. « comment ça va ? ça va et toi ? ça va et toi ? En écho, jusqu’au silence.

Des biscuits secs sur une assiette. Francis en prend un et chronomètre qu’il ne lui reste plus que la moitié du temps réglementaire. Encore 10 minutes et c’est terminé !

— J’ai un cadeau pour toi, Francis

— Moi aussi, Tante.

Jo n’a pas pris la peine d’emballer son ouvrage, des fils de laine dépassent du bout des chaussettes. Elle sourit d’un air compassé quand elle découvre les ridicules chaussettes « made in China » emballées dans un papier kraft de la Fnac.

Francis se sent mal. Il aurait préféré une petite enveloppe ou à la rigueur les couverts en argent qu’il soupçonne le personnel de la résidence de subtiliser régulièrement dans le tiroir de la commode de sa tante.

— C’est moi qui les ai tricotées pour toi, Francis. J’espère qu’elles sont à ta pointure.

— Merci pour la peine, Tante. Elles sont euh… magnifiques, arrive-t-il à dire la gorge asséchée par l’écœurement.

— Essaie-les, Francis. C’est mon plaisir, après j’aurai une autre surprise pour toi.

Encouragé par l’éventualité d’un cadeau qui permettra d’acheter pour lui et pour son chien un rôti de gibier pour les fêtes sans sortir un euro de son compte-épargne, il répond:

— Seulement si tu essaies celles que je t’ai offertes, ma tante.

Il pleut dehors. Pas de neige prévue pour ce 24 décembre.

Dans les foyers, on prépare le repas familial, des gosses en pyjamas triturent les cadeaux emballés, surtout les plus gros. Des femmes ne parviennent plus à rentrer dans leur robe de l’année passée, des hommes pestent sur un costume qui aurait rétréci, des chats ont entamé la dinde essayait de se faire oublier au frais dans le cellier.

Dans la chambre 234, au troisième étage de la résidence « Au bon repos », un éclair bleu glisse sous la porte. Personne ne le remarque. Une lumière vive irradie la pièce à l’abri des regards, les rideaux sont tirés.

Jo n’a pas perdu la main. La magie a bien eu lieu. Le chaussettement se passe comme prévu. Une nuit à vivre à l’âge de la personne qui enfile ses légendaires chaussettes, c’est bon à prendre quand on a quatre-vingt-six ans. Et ce crétin de neveu ne l’a pas volé, il en veut à son fric ? Cette nuit, il fera dans son froc !

Jo enfile un manteau de cachemire, lace des bottillons noirs à talons, se passe un peu de rouge à lèvres sur sa bouche qu’elle a de nouveau pulpeuse, admire son visage d’autrefois sur le miroir de la salle de bain.

Ensuite, elle lance un au revoir distrait au vieillard avachi dans le fauteuil élimé, puis revient sur ses pas et chuchote un « …et encore un joyeux Noël , Francis! ». Son regard glisse sur l’air affolé de l’homme, sans une once de pitié. Un dentier coule au fond d’un verre à côté de lui. De ses pantoufles boulochées dépassent des bouts de laine de chaussettes tricotées.

Le gardien de nuit de la résidence salue la jolie dame, il ne l’a pas vue entrer.

Avant de se concentrer sur les écrans de contrôle, il croit apercevoir des chaussettes décorées de vilains hiboux dépasser des bottillons de la belle visiteuse.

« Même si le chaussettement ne durera qu’une nuit, ce Noël sera inoubliable, nom d’une pelote », se dit Jo.